Le mouvement Games4EU présente un rapport sur les possibles conséquences néfastes sur l’industrie vidéoludique britannique. Ce rapport de 50 pages a pour objectif de sensibiliser les joueurs aux conséquences que le Brexit pourrait avoir sur leur hobby préféré voire sur le Royaume-Uni tout entier. Games4EU tente d’évaluer les risques de cette sortie de l’Union Européenne en trois scénarios possibles : l’absence d’accord entre Londres et Bruxelles, un Brexit “dur” (comprenez des accords défavorables au Royaume-Uni) ou bien le contraire, un Brexit “doux” (si des accords favorables au Royaume-Uni sont conclus). Au-delà des questions politiques et partisanes, il faut le dire, ce rapport constitue une opportunité presque unique pour chacun et chacune de se rendre compte de l’importance que l’Union Européenne a pris dans nos vies. Que l’on y adhère ou non, comprendre à quel point l’UE nous touche et ce, de bien des manières, est à mon sens vital, critique voire obligatoire. Elle est là. C’est du concret.
Un problème de forme
Il y a une chose que j’aime bien faire avant de lire quoique ce soit, c’est de faire des recherches sur le ou les différents auteurs. Cela m’aide à appréhender le texte. En l’occurrence, Games4EU est principalement constitué de personnes issues du marketing ou de la communication et, qui plus est, de petites structures qui gravitent certes dans la sphère gaming mais qui ne semblent pas jouer un rôle majeur dans l’industrie. La présence d’un éditeur ou d’un constructeur aurait peut-être pu apporter un gain substantiel de crédibilité. Toutefois, il faut remarquer la présence d’une personnalité importante du jeu vidéo et du RPG : Ian Livingstone qui n’est autre que l’un des papas de Games Workshop et de Tomb Raider, rien que ça. Il a également assuré la publication du jeu de rôle Dungeons & Dragons en Europe et a été PDG d’Eidos Interactive jusqu’en 2013. Notre star, notre supplément de crédibilité, le voilà donc ! En fait, il est cependant bien précisé qu’il n’a été que consultant sur ce rapport. Difficile donc de déterminer précisément le rôle qu’il a pu avoir dans sa rédaction et, surtout, les recherches qui ont pu être menées pour le constituer.
Jas Purewal, l’instigateur du mouvement Games4EU, fait ici figure d’exception avec une bi-spécialisation en droit et en marketing. Il a représenté de grands studios tels que CD Projekt Red (The Witcher, Cyberpunk 2077), Riot Games (League of Legends) ou Wargaming (World of Tanks). Il a aussi été l’avocat de personnalités bien connues des joueurs comme Peter Molyneux (Populous, Theme Park, Black & White, Fable), par exemple. C’est le seul membre de l’équipe qui semble avoir un pedigree solide pour pouvoir se prononcer sur les conséquences possibles du Brexit sur le jeu vidéo au Royaume-Uni.
Le rapport est en réalité composé de deux parties. La première en est le résumé qui exprime point par point les différentes influences possibles du Brexit sur l’industrie vidéoludique britannique. Les différents points sont clairs, concis, précis mais sans argumentation aucune. Il faut en fait arriver jusqu’à la seizième page pour enfin pouvoir lire le “vrai” rapport. Le résumé n’est utile que s’il condense des idées précédemment exposées. Le mettre avant le corps du texte est, à mon avis, une erreur car il donne finalement l’impression d’une espèce de postulat pauvre de sens.
Après s’être attardés sur la forme, essayons maintenant de voir quel est le fond de ce rapport.
Brains wanted
Vous le savez sûrement, l’UE garantit la libre circulation des marchandises, des capitaux mais aussi et surtout des personnes au sein de l’espace Schengen. Espace Schengen qui ne sera plus d’actualité au Royaume-Uni puisqu’il est actuellement remis en question par le Brexit. Il paraîtrait que le gouvernement britannique essaye de négocier la libre circulation des personnes avec l’UE. Si cette proposition n’est pas acceptée par Bruxelles, cela risque effectivement de perturber le flux de travailleurs qualifiés qui entrent et sortent du royaume. Des cerveaux qui sont absolument vitaux pour la pérennisation de l’industrie britannique. Games4EU rappelle d’ailleurs que les plus grands studios et éditeurs emploient près d’un tiers d’étrangers issus de l’Union Européenne. Cela pose donc la question de comment les faire rester sur le territoire. À l’heure actuelle, le gouvernement a déclaré vouloir retirer tout droit de travail et de résidence aux travailleurs immigrés. Les seuls qui seront autorisés à rester, devront prouver qu’ils gagnent entre 30 000 et 50 000 livres par an. Autant dire que le Brexit aura une influence véritablement néfaste sur les travailleurs les moins diplômés. Vous programmez ou êtes animateur chez Media Molecule ou Playground ? Vous êtes sûrement concerné par ces mesures à venir.
Les plus diplômés seront peut-être, eux aussi, retenus à la frontière faute de visa ou autre autorisation leur permettant de prendre part à des projets sur le territoire britannique. Games4EU précise qu’à l’heure actuelle tout est encore très flou. On ne sait pas encore si des quotas seront appliqués ou non. Le gouvernement parle de restrictions sur les travailleurs non qualifiés sans préciser quelle en sera la nature. Bref, un joyeux bordel qui risque fort de décourager certains travailleurs de rester et d’autres de venir tenter l’aventure.
Games4EU précise bien que les conséquences en terme d’immigration pourraient être dramatiques pour l’industrie vidéoludique britannique à court et moyen terme sans toutefois donner plus de détails quant à leur influence concrète. D’autant plus que cela va dépendre d’un autre facteur bien plus important que le Brexit : l’agenda politique de Theresa May. Brexit ou pas, il se peut que le gouvernement durcisse encore plus sa politique en matière d’immigration avec toutes les conséquences que cela implique.
Une industrie coupée des aides européennes
Aujourd’hui, toute entreprise britannique dans le secteur vidéoludique peut faire une demande de financement auprès de l’UE. Cette aide varie entre 50 000 à plusieurs millions de livres selon la taille de l’entreprise qui en fait la demande et de l’ambition du projet. À noter que l’e-sport n’y est pas éligible.
Encore une fois, le Brexit va entraîner la coupure des aides aux entreprises qui créent du contenu vidéoludique, que ce soit des jeux ou des films d’animation, d’ailleurs.
Games4EU prévoit des changements certes notables mais non dommageables pour l’industrie britannique sur le court, moyen et long terme. L’organisme précise aussi que cette dernière ne dépend finalement que très peu de ces aides financières accordées par l’Union Européenne. Il est tout de même dommage de s’en priver à moins que le gouvernement ne souhaite faire un geste en ce sens. Cependant, nul doute que les priorités sont ailleurs pour Theresa May actuellement.
Douanes et ralentissement de l’économie
On ne s’en rend pas bien compte mais le Royaume-Uni est la principale porte d’entrée vers l’Union Européenne. En effet, 44% des biens et services y ont transité en 2017 avant d’être distribués à travers l’espace européen. L’exportation vers l’UE a représenté environ 274 milliards de livres pour le royaume la même année et, tout ceci, facilité par l’absence de douanes entre les différents pays qui la composent. De plus, la standardisation des normes et des législations en matière d’import/export garantissent une certaine fluidité des déplacements des marchandises sur tout le continent européen. Donc, de part cette séparation entre le Royaume-Uni et l’UE, il est tout à fait plausible d’envisager que certains jeux ou consoles soient retardés voire indisponibles sur le territoire britannique. En effet, le pays devra mettre en place ses propres législations, de nouvelles normes et, surtout, devra appliquer les nouvelles taxes douanières à tout bien ou service qui rentre sur le territoire. On parle donc bien d’un ralentissement du flux des marchandises ainsi que d’une surtaxation des produits importés. En clair, la PS5 ou la Xbox Two du petit anglais ou écossais aura peut-être un peu plus de mal à arriver jusqu’à lui en plus de très certainement lui coûter plus cher qu’au petit français.
Games4EU appuie son propos en avançant des chiffres de l’agence Baker McKenzie qui estime le surcoût annuel sur l’ensemble des exportations de produits technologiques aux alentours de 200 millions de livres. La perte nette, elle, serait de 1,7 milliards de livres par an. Le Royaume-Uni paierait donc plus cher pour exporter pendant qu’il verrait ses exportations chuter. Un jeu produit en Angleterre serait donc directement affecté par ces changements puisqu’il se vendra plus cher ailleurs en Europe à cause des taxes à l’exportation.
On part en Live - or not
Games4EU a également relevé un autre point important auquel, je pense, peu d’entre nous aurions pensé : nos données et la façon dont elles sont traitées. Même si, on le sait, le Brexit ne va pas nous toucher directement, il pourrait néanmoins influencer nos parties en ligne. On va prendre un exemple très simple : Forza Horizon 4. Ce titre est développé en Angleterre par le studio Playground. Aujourd’hui, la législation européenne ne fait pas de différence entre le traitement et, surtout, la façon dont les données d’un anglais et d’un français sont échangées. Or, le Brexit vient encore une fois compliquer les choses. Si la législation est la même pour tous à l’heure où ces lignes sont écrites, elle ne le sera plus d’ici quelques années. Car, le Royaume-Uni ne pourra plus communiquer ses données avec l’Europe et vice-versa. Cela pose donc la question de l’isolement des joueurs d’outre-Manche du reste du continent européen. Mais, cela pose également un autre problème pour les studios britanniques : comment faire rester les joueurs non-britanniques sur leurs serveurs ? Imaginez un instant qu’un jour vous voulez lancer une partie de Forza Horizon 4 dans une période post-Brexit. Vous ne pourrez peut-être tout simplement pas accéder à l’écran de jeu. En tant que français, vos données personnelles associées à votre compte Xbox Live ne pourront tout simplement pas être récupérées outre-Manche. Au pire, vous ne pourrez plus utiliser votre jeu pour une durée indéterminée. Au mieux, Playground devra vous faire remplir un formulaire autorisant la récupération et le traitement de vos données par un organisme non-européen. Organisme sur lequel vous n’aurez aucun droit de recours puisque vous n’aurez aucun droit juridique vous permettant de le faire.
Games4EU prévoit que ces perturbations auront des répercussions dramatiques sur l’industrie britannique sur le court et moyen terme avant de peu à peu s’estomper jusqu’à ce que la situation s’équilibre.
Deux poids, deux mesures
Si Games4EU soulève quelques points intéressants, il convient d’observer tout de même une certaine prudence vis-à-vis de ce rapport. Car finalement, ces 50 pages d’argumentation peuvent très facilement être démontées par une seule et simple réflexion : si ni le gouvernement britannique ni l’UE ne savent actuellement ce vers quoi tend ce Brexit, comment ce groupement pourrait-il le savoir ? En effet tout reste encore en suspens tant que le processus de négociation avec les pays membres de l’Union Européenne n’est pas achevé. Donc, on peut très bien imaginer que le gouvernement britannique ajustera sa politique en fonction de ce qu’il sortira de ces négociations. Nul doute qu’il ne laissera pas les entreprises implantées sur son territoire s’exiler afin de rester dans l’UE. Theresa May a même déclaré il y a quelques mois qu’elle voulait faire du Royaume-Uni un paradis fiscal ; de quoi faire des heureux finalement. Il n’y a aucun doute non plus concernant des modifications sur sa politique en matière d’immigration, notamment au sujet des immigrés qui travaillent déjà sur le territoire. Cela étant dit, la question migratoire a quand même été la principale motivation des pro-Brexit ou, tout du moins, de la plupart de ses supporters. Il n’y a qu’à écouter/regarder le Nigel Farage Show pour s’en rendre compte. Au cas où vous ne le sauriez pas, Nigel Farage, l’un des instigateurs du Brexit, se décrit et ce, publiquement, comme “un fan de Donald Trump”. Prudence, donc…on gardera tout de même les doigts bien croisés pour notre programmeur chez Media Molecule et notre animateur chez Playground. La question entourant la mise en place de nouvelles législations et normes par le gouvernement britannique sera, elle aussi, certainement désamorcée assez simplement : copier les législations et normes européennes de façon temporaire avant d’introduire un nouveau système. Games4EU reconnaît d’ailleurs que ce sera très certainement le cas, tout du moins, sur le court voire très court terme.
Puis, on peut imaginer que Londres sera peut-être capable de redistribuer l’argent qui aurait normalement dû être donné à Bruxelles de façon à endiguer d’éventuels effets néfastes sur son économie. Car, finalement, le principe même de cette sortie est de retrouver une certaine souveraineté politique et donc, toute décision prise par la suite sera de leur pleine responsabilité.
Conclusion
L’ensemble des hypothèses formulées par Games4EU constitue un rapport certes complexe mais hautement intéressant pour qui souhaite se renseigner sur les conséquences probables du Brexit sur une industrie comme celle du jeu vidéo. Le seul point qui pourrait éventuellement faire tiquer serait peut-être l’équipe qui semble provenir d’acteurs mineurs de l’industrie. La présence d’un représentant d’un grand éditeur ou constructeur aurait très certainement été un plus et aurait pu booster la visibilité de Games4EU. Leur compte-rendu se perd quelquefois dans des sujets qui semblent peut-être un peu lointain du quidam qui ne passe par là que par amour des jeux vidéo.
Il faut également remarquer qu’à l’heure actuelle, tout n’est que pures suppositions sur l’ampleur des changements que le Brexit va provoquer. Aucune des deux parties (UE et Royaume-Uni) ne semble prête à lâcher du leste. Espérons que les joueurs anglais et européens n’aient pas trop à pâtir de cette situation chaotique. À noter que le rapport n’est disponible que dans la langue de Shakespeare sur le site officiel de Games4EU.